Pierre Jakubowicz
EnvironnementIdées et innovations

Strasbourg : la conférence citoyenne 5G de la discorde

Ce mercredi 2 décembre s’est ouverte à Strasbourg une conférence citoyenne sur le déploiement de la 5G. Ce débat organisé localement entend répondre aux revendications portées par la convention citoyenne pour le climat, dont le rapport final avait été adopté en juin dernier. Des élus d’opposition questionnent la finalité d’une telle initiative, dont le conseiller municipal Pierre Jakubowicz du groupe Strasbourg Ensemble (LaREM, MoDem, Agir et société civile).

La Revue des territoires – Jeanne Barseghian, maire écologiste de Strasbourg, a signé en septembre une tribune réclamant un moratoire sur le déploiement de la 5G. Désormais, se tient à Strasbourg une conférence citoyenne sur la question jusqu’au 31 janvier 2021. Au programme : une table ronde d’ouverture qui devrait être suivie d’ateliers thématiques. Comment accueillez-vous, en tant qu’élu strasbourgeois d’opposition, cette conférence citoyenne ?

Pierre Jakubowicz – Nous avons plusieurs questions. Il se trouve que Strasbourg, sur le sujet des ondes et des antennes-relais, a été une ville précurseure. Dès 2012, la ville s’est dotée d’une charte sur les antennes-relais et d’une commission consultative associant des élus, des scientifiques et des techniciens. Elle est également l’une des très rares collectivités françaises à avoir fait l’acquisition d’un logiciel de simulation des ondes électromagnétiques (MithraRem). Cela a permis par le passé, sur ces sujets souvent passionnés, de prendre des décisions assises sur une base scientifique et technologique.

Le premier reproche que nous avons pu formuler, quand la maire de Strasbourg s’est prononcée pour un moratoire, a porté sur le fait de ne pas avoir mobilisé ces outils pour disposer de données tangibles avant d’adopter une position politique radicale. Nous nous sommes battus pendant plusieurs mois pour qu’elle réunisse la commission, mais elle ne l’a pas voulu. Nous nous sommes également battus pour que le logiciel que nous possédons soit actualisé et utilisé, ce qu’elle consent à envisager après quatre mois de demandes. Sa première faiblesse a été de retenir une approche très « politicienne », alors que nous avions localement les moyens d’élever le débat.

S’agissant de la conférence citoyenne, il y a des sujets locaux qui ne font pas l’objet de tels débats participatifs, bien qu’ils concernent directement les compétences de la ville et de l’Eurométropole. C’est le cas par exemple de la géothermie profonde, alors que nous avons connu une multiplication de séismes. En revanche, il a été décidé de manière unilatérale d’organiser cette première conférence citoyenne sur la 5G. Nous nous interrogeons sur le choix du sujet, notamment eu égard aux compétences directes de la ville et de l’Eurométropole.

Maintenant que la tenue de cette conférence citoyenne sur la 5G est actée, elle nous pose un certain nombre d’interrogations. La première est de n’avoir aucune transparence sur les consultations ou sur le travail scientifique qui ont pu être menés pour l’organiser. Quand un grand moment démocratique a lieu sur un sujet aussi complexe, cela nécessite de rencontrer des experts, des universitaires, des scientifiques et autres, pour savoir comment planifier la conférence sur la base de données empiriques. Nous ne connaissons pas l’assise scientifique et technologique de cette consultation citoyenne.

Notre deuxième remarque, de méthode, est qu’il aurait certainement fallu confier à un comité scientifique et technologique indépendant le suivi de la démarche. Or, cette conférence a été organisée de manière opaque et nous avons le sentiment que les choses se font à l’envers. Normalement, on consulte avant de donner une opinion : ici, un moratoire a été demandé quatre mois avant d’animer une conférence citoyenne. Nous nous demandons si la démarche est sincère, neutre et impartiale, ou si le but est juste de légitimer une décision déjà prise. Nous regrettons qu’il n’y ait eu aucun échange avec l’ensemble des forces politiques strasbourgeoises pour partager les grands objectifs de la conférence.

En outre, nous n’avons aucune idée des différentes étapes de travail. Nous savons que la conférence aura lieu jusqu’au 31 janvier, mais nous découvrons le calendrier au jour le jour. Surtout, nous ne savons pas quelle est la finalité de l’initiative. Quel livrable en est attendu ? Quel statut juridique sera accordé aux conclusions de la conférence ? Comment la sincérité de ces conclusions sera assurée ? Ce sont beaucoup de questions qui nous amènent à nous demander s’il s’agit vraiment d’une initiative de concertation ouverte ou bien d’une opération de communication. Nous notons quand même que le discours a un peu évolué : les arguments de la maire n’ayant pas vraiment pris dans la population, les mots d’encadrement, de précaution et de limitation sont désormais préférés à celui de moratoire.

La RDT – Dans un entretien pour Actu Strasbourg, Jeanne Barseghian a expliqué ne pas être opposée au déploiement de la 5G, mais vouloir « prendre le temps de poser ce débat » plutôt que de « foncer tête baissée ». En effet, l’opérateur Orange a annoncé le lancement de son réseau 5G à horizon mi-décembre dans quatorze communes alsaciennes, dont Strasbourg, tandis que les conclusions de l’Anses sur les risques sanitaires de cette technologie sont attendues pour le printemps 2021. Comprenez-vous les inquiétudes qui peuvent être exprimées ? Vous semblent-elles légitimes ?

P. J. – Il y a deux sujets. Avoir des précautions et des interrogations face au déploiement de nouvelles technologies est démocratiquement sain. En revanche, il est important de ne pas tomber dans le mouvement à la mode qui vise à décrédibiliser tous les organes indépendants, scientifiques et technologiques. Au mois de septembre, plusieurs organismes avaient été mandatés par le gouvernement pour remettre des conclusions : l’ensemble de ces structures indépendantes, sur la base de données scientifiques, ont estimé que nous pouvions commencer le déploiement. Des rapports complémentaires doivent être remis l’année prochaine et, selon leurs conclusions, la décision publique sera adaptée.

Nous ne pouvons pas être dans la remise en cause permanente des organes indépendants, composés d’experts en la matière. Nous, les élus, ne sommes pas experts de ces sujets-là et devons accepter leurs conclusions. Par ailleurs, les arguments de la maire trouvent leurs limites dans le fait d’avoir présenté ce sujet comme étant une urgence absolue à la fin de l’été, sans pour autant réunir la commission, demander aux services de travailler sur la question, actualiser le logiciel pour effectuer les simulations ou accepter de premières discussions en l’espace de quatre mois. Il y a une forme de paradoxe. Personne ne comprend cette dénonciation en septembre, pour finalement ne rien faire jusqu’en décembre.

La RDT – L’intitulé exact de la conférence citoyenne est « L’Eurométropole de Strasbourg, la 5G et les usages numériques ». Ce terme d’usages numériques ouvre un débat plus large et interroge nos modes de vie : quelle place doit-on donner au numérique dans nos sociétés ? Comment participer, en tant qu’élu local, à la définition d’un équilibre entre numérique et qualité de vie ?

P. J. – Le sujet est vraiment intéressant. Une conférence citoyenne sur les usages du numérique, sans pointer la question du 5G, aurait pu permettre d’avoir une discussion plus productive et plus riche. Le numérique, nous l’avons vu avec la crise sanitaire, a des implications dans la vie personnelle, avec l’accès aux loisirs et la sociabilisation, ou dans la vie professionnelle avec le télétravail. À Strasbourg, nous avons l’Institut de recherche contre les cancers de l’appareil digestif (Ircad) qui a réalisé de premières opérations à distance. Nous avons également un quartier d’excellence qui se développe et qui s’appelle Nextmed, pour créer un pôle à la pointe en matière de technologies médicales. Nous avons besoin du numérique.

En revanche, je relève deux aspects. Le premier est que nous pensons souvent l’outil plutôt que l’usage. Or, nous devons partir des usages pour proposer des outils qui y correspondent, plutôt que d’accumuler une collection d’applications sans nous soucier ni de leur ergonomie ni du besoin réel. Nous devons surtout considérer, et c’est fondamental pour une collectivité publique, que le numérique est un outil et ne peut pas être une finalité. Le numérique ne doit pas se traduire par un recul de la présence physique et en proximité des services publics.

Le second aspect concerne plus largement l’écologie. Il faut veiller, dans tous les discours que nous pouvons avoir sur la sobriété numérique, à ne pas tomber dans des débats de nantis et de favorisés. En début de mandat, la maire de Strasbourg a déclaré l’état d’urgence climatique. Je lui ai répondu qu’elle aurait plutôt dû déclarer l’abolition des privilèges parce qu’aujourd’hui, dans des grandes villes comme Strasbourg, certains citoyens ont l’impression que les habitants des quartiers aisés jouent à la fermière, comme Marie-Antoinette, avec des potagers urbains, des bacs à compost et autres. Tandis que dans des quartiers périphériques, on ne sait pas comment boucler les fins de mois, on lutte contre la malbouffe et on a l’impression d’être des laissés-pour-compte.

Il faut faire attention aussi, quand nous débattons de l’écologie dans les grandes villes sur des questions comme le numérique, à ne pas avoir une réflexion de décroissance ou de contrainte accrue qui en fait ne se soucie que des usages et du quotidien des plus privilégiés. Il faut avoir conscience que, quand ces sujets sont abordés, les fractures réelles qui peuvent animer le territoire sont souvent laissées de côté. Avant de parler de décroissance numérique chez les personnes très aisées, il faut déjà faire attention aux fractures numériques béantes qui existent dans certains quartiers ou auprès de populations plus éloignées.

La RDT – Avez-vous le sentiment que ces fractures sont en train de régresser ou, au contraire, de s’accentuer ?

P. J. – Elles s’accentuent. Nous avons de plus en plus l’impression d’avoir plusieurs villes en une, qui mènent des vies parallèles. Je suis frappé de voir, quand je vais dans certains quartiers, des habitants me dire « le week-end, j’aime bien aller à Strasbourg ». Ils sont pourtant eux-mêmes Strasbourgeois, mais considèrent être en marge de la ville, de là où se situe la cathédrale. C’est symbolique mais significatif d’une réalité. Nous voyons de plus en plus des quartiers ou des morceaux de ville qui ne se rencontrent plus, qui ne partagent pas forcément un destin commun. Les dernières élections avec 36 % de participation au second tour, et c’est un phénomène national lié à la situation sanitaire, invitent à plus d’humilité. Ce qui est sûr, c’est que la fracture entre les élus et les habitants des quartiers s’accentue.

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