Yasmine Iamarène
Idées et innovations

Yasmine Iamarene : “Les métiers de la logistique ne sont pas réservés aux hommes.”

Alors que l’essor de la logistique du dernier kilomètre accélère la mutation des villes et des territoires, Yasmine Iamarene, présidente et fondatrice de la société de transport de marchandises Midi Pile, invite les collectivités à anticiper les besoins du secteur et mieux accompagner son développement pour faire face aux futurs défis économiques, environnementaux et sociaux. Pour la Revue des Territoires, elle nous offre son éclairage sur l’avenir de la filière et explique pourquoi elle fait le pari de la féminisation de ses équipes sur un marché du travail très largement dominé par les hommes.

La Revue des territoires : Le secteur de la logistique du dernier kilomètre est en plein essor, en particulier depuis la crise sanitaire. Dans ce secteur où s’imbriquent les enjeux économiques, environnementaux et sociaux, comment faites-vous face à l’ensemble des défis qui vous sont posés ?

Yasmine Iamarene : Le secteur de la logistique est l’un des plus dynamique en France. Avec près de 2 millions d’emplois, c’est le sixième marché logistique dans le monde et le deuxième en Europe, derrière l’Allemagne. Depuis la crise sanitaire et avec l’explosion du e-commerce, le marché du dernier kilomètre s’est envolé et pèse aujourd’hui près de 2 milliards d’euros. Cette croissance inédite s’accompagne évidemment de défis majeurs. Le premier est celui de développer un modèle vertueux et durable, sachant que plus de 25% des émissions de CO2 en ville sont imputables aux activités de transport de marchandises. C’est la raison pour laquelle nous travaillons selon une démarche écologique qui permet d’affecter le véhicule de plus décarboné possible selon sa zone de livraison. Le deuxième enjeu est social puisque si l’essor du secteur représente une opportunité évidente de création d’emplois, nous devons toutefois réussir à relever le défi de la formation et de la valorisation de la filière pour la rendre attractive aussi bien en terme de rémunération, de statut et de perspectives professionnelles. Enfin, le dernier défi et non des moindres puisqu’il nous tient particulièrement à coeur chez Midi Pile, c’est celui de la féminisation des métiers de la logistique urbaine comme réponse à la pénurie de main d’oeuvre dans cette filière où les postes sont occupés par des hommes dans leur écrasante majorité. Nous sommes fiers d’être aujourd’hui la seule entreprise du secteur à compter autant de femmes que d’hommes sur les routes.

La RdT : Dans les zones urbaines denses comme en Île-de-France, le transport de marchandises représente 10 à 20% du trafic. Comment les villes et les territoires peuvent-ils accompagner les acteurs de la logistique pour en faire des opportunités de développement et d’attractivité ?

YI : Il s’agit d’un point absolument central car si nous avons adopté une approche résolument écologique, il n’en demeure pas moins qu’une grande partie du territoire national ne permet pas aujourd’hui le tout électrique. Entre des déploiements limités voire inexistants de bornes de chargement électrique dans certaines zones ou des réseaux de voies cyclables encore très embryonnaires dans d’autres, nos territoires ne sont pas égaux devant le transport propre et les mobilités durables. Nous devons prendre en compte les spécificités des villes où nous nous déployons et nous adapter aux infrastructures existantes mais aussi à la topographie des agglomérations. De façon générale, nous incitons les collectivités à anticiper dès aujourd’hui l’explosion des besoins de leurs administrés en logistique urbaine plutôt que prendre le risque de la subir demain. Certaines collectivités ont d’ores et déjà commencé à réfléchir à la mise en place de hubs logistiques pour réguler les livraisons et centraliser le stockage des marchandises en entrée de ville, mais aussi pour mutualiser les livraisons et rationaliser les circuits de distribution. D’autres initiatives nous semblent intéressantes comme le déploiement de consignes pour les colis, ce qui réduit considérablement le nombre de trajets supplémentaires et donc la quantité de véhicules en circulation dans la mesure ou cela permet une livraison en première instance même si le destinataire est absent ou si sa boite au lettre ne permet pas la réception du colis. Nous sommes prêts à pendre toute notre part à cette réflexion et voulons être forces de propositions.

La RdT : Midi Pile connaît une croissance importante là où les nouveaux entrants peinent à émerger. Comment avez-vous réussi à vous positionner sur ce marché hyper concurrentiel ?

YI : Midi Pile est né d’un double constat. D’abord, la livraison engage l’image de l’entreprise qui vend ses produits auprès de ses clients, mais cette dimension pourtant cruciale dans la relation commerciale est rarement prise en considération aussi bien par les livreurs que par les vendeurs. Ensuite, les livraisons sont quasi exclusivement opérées par des hommes peu qualifiés et peu formés alors que nous sommes convaincus qu’un service de livraison ne peut pas uniquement se contenter de transporter une marchandise d’un point A à un point B. L’ADN de Midi Pile, c’est de faire de l’expérience client le coeur de notre démarche. Tous nos livreurs et toutes nos livreuses sont conscients qu’ils sont les premiers garants de l’image de marque du fournisseur auprès de ses clients. Notre enjeu était donc de mener cette révolution de la qualité de service tout en gardant des tarifs attractifs et alignés avec ceux du marché. C’est parce que nous avons changé de paradigme que nous avons réussi à nous différencier et à émerger sur ce marché.

La RdT : Vous revendiquez un fort engagement RSE, considérant que les métiers de la logistique urbaine constituent un véritable levier de création d’emplois dans les territoires confrontés à un fort taux de chômage. Quelle est la stratégie de Midi Pile pour valoriser des métiers qui sont souvent déconsidérés et pour attirer les meilleurs talents ?

Pour nous, l’enjeu principal est surtout de sensibiliser et de former nos équipes à l’importance de leurs missions. Chez Midi Pile, nous partons du principe que le métier de la livraison est un métier exigeant qui requiert une pluralité de savoir-faire liés à la logistique évidemment – avec la gestion des flux, la planification des circuits et la conduite des véhicules – mais qui nécessite aussi des compétences en matière commerciale et de gestion des relations client puisque nous faisons de nos livreurs et livreuses de véritables ambassadeurs des marques pour lesquelles ils livrent. C’est la raison pour laquelle nous tenons à assurer la formation continue de nos salariés, parce que c’est gage d’une qualité de service optimale et c’est aussi une façon de valoriser les métiers et les compétences. Nous offrons également à nos salariés de véritables perspectives d’évolution au sein de l’entreprise pour tous ceux qui le souhaitent et qui s’en donnent les moyens. Bien que ce soit un métier contraignant et de solitude, nous avons également réussi à créer au sein de Midi Pile un esprit d’équipe et de cohésion qui motive les collaborateurs et ça se ressent directement auprès des clients. Enfin, parce que l’explosion récente et soudaine du marché du dernier kilomètre a donné lieu à certaines dérives, nous mettons un point d’honneur à proposer à nos livreurs et livreuses des contrats en CDI et des rémunérations plus élevées que la moyenne, quitte à rogner sur nos marges. Grâce à ces engagements forts de Midi Pile en matière de RSE, nous parvenons à limiter considérablement le turn over au sein de nos équipes.

La RdT : Vous faites le pari de la féminisation de la filière logistique alors que l’écrasante majorité des emplois sont occupés par des hommes. Comment parvenez-vous à inverser cette tendance ?

Les métiers de la logistique ne sont pas réservés aux hommes. C’est est un immense vivier d’opportunités d’emploi pour les femmes, notamment dans les quartiers populaires, mais aussi dans les territoires péri-urbain et ruraux où se situent les entrepôts logistiques et où les femmes souffrent le plus de précarité. Pourtant, les femmes n’osent pas s’orienter vers cette industrie parce que les métiers y sont très largement perçus comme étant des métiers d’hommes. Il y a donc un immense travail à mener pour lutter contre cette autocensure et acculturer les femmes à ces filières d’avenir. Chez Midi Pile, nous tentons de bousculer les mentalités en agissant à notre échelle. En tant que cheffe d’entreprise, je suis moi-même personnellement engagée dans cette mission de sensibilisation des femmes aux métiers du transports et de la logistique. Chaque implantation de Midi Pile dans une nouvelle ville donne lieu à une collaboration avec les acteurs locaux et sociaux pour capter l’attention de nos futures livreuses et les initier aux métiers de la logistique. Nos partenaires stratégiques sont les associations, les missions locales et bien sûr Pôle emploi avec qui nous avons signé un partenariat global. Nous faisons figure de pionniers puisque Midi Pile est aujourd’hui la seule entreprise française du secteur qui compte autant de femmes que d’hommes au sein de ses équipes de livraison. Cette parité réelle au sein de l’entreprise est un atout indéniable et très directement mesurable du point de vue de la qualité des relations avec la clientèle et de l’implication des livreuses dans la vie de l’entreprise. Mais le chantier est immense et nous ne réussirons pas seuls. C’est pourquoi nous invitons les pouvoirs publics et les entreprises du secteur à s’engager pleinement à nos côtés dans la lutte contre l’orientation sélective des jeunes femmes et la promotion d’une orientation non-genrée. Il en va de l’avenir de la filière.

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