Eric Legale
Idées et innovationsUrbanisme

Issy-les-Moulineaux : le « smart » au service de la « cité »

La ville d’Issy-les-Moulineaux a été sélectionnée pour intégrer, dès cet automne, le programme « Intelligent Cities Challenge » de la Commission européenne. Le portage de cette candidature a été assuré par Issy Média, société d’économie mixte chargée de la communication et de l’innovation de la ville depuis 1998. Rencontre avec Éric Legale, son directeur général, pour décrypter le succès d’une smart city qui fait référence en France comme à l’international.

La Revue des territoires – Engagée depuis près de vingt-cinq ans dans le virage de l’innovation numérique, la ville d’Issy-les-Moulineaux est pionnière en matière de smart city. Récemment, la ville s’est distinguée avec des solutions « intelligentes » dans les domaines de l’énergie (IssyGrid, entre 2012 et 2018) et de la mobilité (So Mobility, depuis 2015). Comment la stratégie smart city d’Issy-les-Moulineaux se déploie-t-elle aujourd’hui, en 2020 ? Quels en sont les projets phares ?

Éric Legale – La stratégie numérique d’Issy-les-Moulineaux s’inscrit dans la continuité de ce qui a été fait depuis vingt-cinq ans. L’objectif reste le même : améliorer la qualité des services à la population, moderniser les services publics locaux, renforcer l’attractivité du territoire. Être une ville pionnière nous expose, mais c’est aussi une formidable opportunité de répondre aux défis de la ville d’aujourd’hui et d’anticiper l’avenir.

L’équipe municipale conduite par André Santini a pris quinze engagements lors de la dernière élection municipale, autour de trois principaux axes : une ville intelligente et durable, une ville participative et citoyenne, une ville solidaire et conviviale. De notre point de vue, la smart city intègre l’ensemble de ces objectifs. Nous ne voulons pas d’une vision technicienne de la ville de demain.

La RDT – Les dernières élections municipales, avec la vague verte « historique » évoquée par certains médias, ont confirmé l’existence d’attentes politiques fortes en matière de protection environnementale. La ville d’Issy-les-Moulineaux est déjà mobilisée sur ce point par le truchement de deux écoquartiers (Fort d’Issy et Bords de Seine) et d’un troisième en formation (Issy Cœur de Ville). La lutte contre le changement climatique est-il un axe structurant de la stratégie smart city de la ville ? Comment cela se manifeste-t-il ?

É. L. – Cela fait en effet longtemps que la ville d’Issy-les-Moulineaux intègre la question environnementale dans ses projets. Il s’agit d’une vision pragmatique, et non dogmatique, pour anticiper les effets du changement climatique et préparer notre ville à son impact. Tout ce qui a été fait dans le domaine de la smart city depuis une dizaine d’années (le smart grid, la smart mobilité, les logements connectés, etc.) contribuait déjà à cette perspective. Les résultats sont d’ailleurs déjà là puisque les émissions de gaz à effet de serre ont baissé de 26 % à Issy-les-Moulineaux au cours des quinze dernières années. Donc oui, on peut dire que la lutte contre le changement climatique est un axe structurant de notre stratégie smart city.

La RDT – La donnée est le « nouvel or noir » des projets relevant de la smart city. La collecte d’informations, qu’implique le recours à des solutions dites « intelligentes », suscite des inquiétudes notamment exprimées lors des débats afférents à l’application StopCovid. Comment la ville d’Issy-les-Moulineaux parvient-elle à faire accepter, auprès des Isséennes et des Isséens, la mise en œuvre de telles innovations ? La confidentialité et l’anonymat de leurs données personnelles sont-elles préservés ?

É. L. – J’ai toujours du mal à comprendre pourquoi l’on devrait se défier des institutions démocratiques que nous élisons. La peur d’être fiché, fliqué ou je ne sais quoi est d’autant plus stupide que nous sommes moins prudents, individuellement, avec nos données personnelles sur des réseaux sociaux centralisant leurs fichiers à l’étranger. On a beau voir se multiplier les thèses complotistes, nous sommes dans un État démocratique et un État de droit.

Le règlement général sur la protection des données (RGPD), qui s’applique à l’ensemble des pays européens, est le plus protecteur au monde pour nos données personnelles. À Issy-les-Moulineaux, nous avions même créé le poste de délégué aux données personnelles avant l’obligation de le faire. Et nous menons régulièrement des campagnes d’information auprès de la population sur les gestes de bon sens à avoir pour préserver les données personnelles. 

La RDT – Le site de la ville indique qu’un senior sur quatre est concerné par l’exclusion numérique en France. Craignez-vous qu’une stratégie smart city soit de nature à accentuer de telles fractures ? Comment la ville d’Issy-les-Moulineaux s’en prémunit-elle ?

É. L. – La fracture numérique est une réalité. Ce n’est plus lié au taux de connexion à Internet, puisque la quasi-totalité de la population est connectée. C’est une nouvelle fracture liée aux usages qui nous menace. Il est normal que les plus jeunes soient plus à l’aise sur un écran que leurs aînés, et nous devons veiller à accompagner les évolutions auprès des publics les plus éloignés du numérique. C’est le rôle de l’Espace seniors, à Issy-les-Moulineaux, qui propose des activités, des formations, des ateliers découvertes auprès de ces publics.

La RDT – Après l’environnement, les données personnelles et les fractures numériques, une autre crainte très actuelle et manifestée lors de la contestation des gilets jaunes semble se porter sur le lien entre citoyens et représentants politiques. Une smart city est-elle aussi une smart démocratie ? Avez-vous recours à des civic tech afin de raffermir le lien de proximité entre la municipalité et vos administrés ?

É. L. – La smart city ne peut être pensée sans les citoyens. Comme le disait déjà Jean-Jacques Rousseau au XVIIIème siècle, « les maisons font la ville, mais les habitants font la cité ». La ville d’Issy-les-Moulineaux est labellisée « Living Lab » au niveau européen depuis 2008. Cela signifie que nos projets sont systématiquement débattus en amont avec les citoyens et qu’ils sont souvent invités à tester de nouvelles solutions avant même leur généralisation. J’attache une importance toute particulière aux questions d’ergonomie pour faciliter l’accès aux services en ligne, par exemple.

Le premier budget participatif français est né à Issy-les-Moulineaux, en 2002. Le processus a depuis été modernisé avec une plateforme en ligne qui permet, chaque année, de financer plusieurs dizaines de projets issus des propositions de la population. Nous avons également contractualisé avec la plateforme « MonAvisCitoyen.fr » pour recueillir les avis spontanés des habitants sur tous les sujets, ou les interroger sur des sujets spécifiques. Et puis, il y a les réseaux sociaux, largement utilisés par la population pour nous interpeller. C’est quasiment devenu une ligne directe entre la population et la ville pour échanger.

La RDT – Régulièrement citée comme territoire innovant dans les classements de l’Intelligent Community Forum (ICF), la ville d’Issy-les-Moulineaux semble avoir fait de sa stratégie smart city un élément clé de son attractivité. À tel point que la ville a signé en juin 2019 un contrat de destination avec la région Île-de-France afin de développer le « smart tourisme ». Concrètement, comment faites-vous de l’innovation un argument de développement économique ? Comment parvenez-vous à attirer sur ce fondement des porteurs de projet et des grandes entreprises sur le territoire isséen ?

É. L. – L’attractivité économique d’Issy-les-Moulineaux n’est pas uniquement liée à sa politique d’innovation. La qualité de ses infrastructures de transport et des immeubles de bureaux y participe beaucoup. Mais l’image dynamique et moderne qu’a su construire Issy-les-Moulineaux est un atout indéniable. Notre réputation de ville ouverte sur le monde et sur l’innovation également. Bref, c’est une vision globale de la ville, portée par André Santini dès son arrivée à la mairie.

J’ajoute que l’attractivité d’Issy-les-Moulineaux est également très forte pour les particuliers. Notre population a augmenté de plus de 35 % au cours des vingt dernières années et elle s’est fortement rajeunie car la palette des services publics locaux, dont la variété est saluée partout, et la qualité de vie dans une ville qui a su conserver un caractère « provincial », c’est-à-dire convivial, dans un cadre apaisé, sont reconnus au-delà de nos frontières.

La RDT – Dans un rapport remis au ministre de l’Europe et des affaires étrangères en juillet 2018, l’élu lillois Akim Oural pose la question d’un « modèle français de la ville intelligente ». Quel est l’ADN du modèle incarné par Issy-les-Moulineaux ? Se définit-il par sa méthode, centrée sur le pragmatisme, l’expérimentation et les usages ? Par sa capacité à réunir acteurs publics et privés autour de projets transdisciplinaires ?

É. L. – Il ne peut pas, il ne doit pas exister un modèle français de la ville intelligente. Chaque collectivité locale a ses particularités et son histoire et personne n’a envie de vivre dans un moule unique. En revanche, il doit y avoir une vision partagée de la smart city. Nous ne voulons pas de villes assistées par ordinateur, à partir d’une salle de contrôle pilotant des caméras partout en ville.

Les outils numériques doivent nous faciliter la tâche et nous permettre d’être plus efficaces dans la gestion des principales missions d’une ville au service de ses habitants. Notre pragmatisme, notre volonté d’expérimenter plutôt que d’imposer et notre attachement à la collaboration de tous les acteurs de la ville, publics comme privés, citoyens comme grandes écoles, définissent notre vision.

La RDT – Dans la notion de smart city se niche l’idée d’une « ville du futur ». Que pouvons-nous souhaiter pour Issy-les-Moulineaux à horizon 2050 ?

É. L. – D’avoir réussi sa transition numérique et environnementale, avec une population satisfaite de la qualité des services publics locaux, une gestion énergétique plus propre et une circulation plus apaisée, débarrassées des énergies fossiles. Les outils numériques peuvent nous y aider, notamment grâce à la gestion des données, sans laquelle rien ne pourra se faire.

Nous travaillons aujourd’hui sur un budget CO2, pour impliquer tous les secteurs de la vie municipale et les mobiliser pour accélérer notre lutte contre le changement climatique. Grâce à la data, nous pourrons piloter ce budget CO2 annuellement et, donc, être en capacité de réagir plus rapidement.

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