Vaccin
Crédit : Nenad Stojkovic
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Lucie Guimier : « La clarté du parcours vaccinal est essentielle »

Tandis que la campagne de vaccination s’amorce péniblement en France, de nombreuses voix se sont élevées – notamment celle de l’Académie nationale de médecine – pour en critiquer la lenteur. Lucie Guimier, géographe spécialisée en santé publique et chercheuse associée à l’Institut français de géopolitique (IFG), analyse les mécaniques anti-vaccins à l’œuvre sur le territoire national.

La Revue des territoires – Un sondage Ifop pour le Journal du dimanche relevait que seuls 41 % des Français ont l’intention de se faire vacciner. Les « anti-vax » sont-ils majoritaires aujourd’hui en France ?

Lucie Guimier – Il faut raison garder par rapport à ces sondages. Nous sommes, depuis maintenant un an, dans un contexte particulier du fait de la crise sanitaire. Le vaccin anti-Covid a été développé de façon très rapide. C’est louable d’un point de vue scientifique mais, pour le public, les perceptions sont différentes de celles que l’on observe pour les vaccins classiques. Les personnes qui ne souhaitent pas se faire vacciner – le pourcentage varie selon les sondages – ne sont pas toutes des « anti-vaccins ». On estime, de manière générale, que la proportion de personnes vraiment « anti-vaccins » se situe entre 5 et 10 % de la population française.

Le reste des répondants sont plutôt des individus hésitants, qui attendent que le vaccin fasse ses preuves. Ils demandent à ce que le gouvernement, les institutions et les scientifiques leur présentent les bénéfices et les risques de ce vaccin, sur lequel nous n’avons pour le moment que peu de recul. Il faut vraiment replacer ces doutes dans le contexte actuel, qui est très spécifique.

La RDT – Quels sont les ressorts de ces doutes ? Est-ce un phénomène ancien ou consubstantiel à la situation sanitaire que nous traversons ?

L. G. – La résistance aux vaccins en France est un phénomène ancien. Elle existe depuis les premières discussions au Parlement sur l’obligation vaccinale et s’est renforcée dès la première loi de santé publique de 1902. Les mouvements de résistance fluctuent en fonction du contexte médiatique, social et sanitaire. On parle beaucoup, en vaccinologie, de « paradoxe vaccinal » : plus les maladies disparaissent de nos sociétés, grâce aux différentes injections, et plus l’on craint les vaccins. Au fond, qu’il y ait des résistances vaccinales est plutôt signe de société en bonne santé ! Cela signifie que certaines infections se font oublier.

Au bout du compte, le refus vaccinal provoque le retour de maladies. La désaffection pour certains vaccins, comme la rougeole, entraîne la résurgence d’épidémies un peu partout dans le monde – et notamment en France. Ce n’est pas un phénomène nouveau.

S’agissant du coronavirus, le contexte est particulier car nous sommes tous confrontés à un millefeuille d’incertitudes, tant sur le plan sanitaire qu’économique. Ces incertitudes ont créé une fenêtre d’opportunité pour les mouvements anti-vaccins et complotistes. Ces derniers utilisent le rejet vaccinal comme nouvel argument de ralliement à leur cause.

La RDT – Quels sont ces mouvements complotistes ?

L. G. – Ce sont des mouvements atomisés. Sur l’échiquier politique, il s’agit plutôt de mouvances anti-systèmes, d’extrême-gauche ou d’extrême-droite. On voit, particulièrement, de plus en plus de mouvements émerger des rangs de l’extrême-droite, un peu sur le modèle de ce qui se passe aux États-Unis autour de QAnon. On en a vu les dangers réels et physiques lors des violences au Capitole. Ce sont des mouvements que nous connaissons sur les réseaux sociaux et qui nous paraissent un peu virtuels : nous en avons une traduction réelle lorsqu’ils se mobilisent, par exemple, lors de manifestations contre les masques. Ces mouvements sont multiples et il est souvent difficile de les appréhender.

Il m’a souvent été demandé s’il existait un lien entre les anti-masques et les anti-vaccins. Les anti-masques renvoient bien sûr à un mouvement beaucoup plus récent, né avec la pandémie. Il est d’abord apparu outre-Atlantique et outre-Manche, avant d’essaimer un peu partout. Anti-masques et anti-vaccins se rejoignent sur des intérêts communs, notamment autour de l’idée d’une défense des libertés individuelles. Ces arguments sont présents en France, mais sont encore plus prégnants aux États-Unis où les libertariens ont énormément d’influence.

Pour autant, ces mouvements ne se rejoignent pas en tout point, celui des anti-vaccins étant davantage idéologisé et présentant des racines plus anciennes. Le mouvement des anti-vaccins demeurera plus longtemps que celui des anti-masques. Il est possible que ce dernier se raccroche à l’avenir à d’autres tendances, notamment anti-5G, pour continuer à vivre et ne pas s’essouffler.

La RDT – Quels sont les leaders des mouvements anti-masques et anti-vaccins ?

L. G. – Très souvent, les leaders de ces mouvements sont issus du milieu médical. C’est ce qui leur donne une vraie force. C’est le cas du docteur Louis Fouché, un anesthésiste marseillais qui est anti-masque et anti-vaccin. Il s’agit d’un exemple, mais il n’y a pas une personnalité qui se dégagerait plus qu’une autre. Ce qui est intéressant, c’est leur rattachement au milieu médical, sur lequel se fonde leur crédibilité auprès du public.

La RDT – Dans une tribune publiée dans Le Monde, vous faites état d’une fracture entre le nord et le sud de la France sur l’opposition à la vaccination. Voyez-vous d’autres types de disparités territoriales, par exemple entre espaces ruraux et urbains ? 

L. G. – La fracture nord-sud est bien documentée et visible sur les cartes de couverture vaccinale. Généralement, elle est liée à des caractéristiques microlocales. Clairement, tout le sud-est n’est pas anti-vaccin. Et les anti-vaccins ne le sont pas de la même façon à Nice ou dans le sud de l’Ardèche.

Dans certains territoires, la sociologie sera plus conservatrice, imprégnée de valeurs religieuses et du refus d’une intrusion de l’État dans la vie privée. L’importance du pouvoir de décision du père de famille, selon un schéma patriarcal, joue également. Dans d’autres territoires, comme en Ardèche, ce sont plutôt des néo-ruraux qui choisissent de vivre dans des endroits isolés. Ils aspirent à un cadre de vie hors-système et sont plutôt de gauche ou écologistes. Avec, aussi, ce refus d’une intrusion étatique dans la sphère privée.

Sur les fractures entre villes et campagnes, il est difficile de disposer de données très fines. Il faudrait mener des enquêtes de terrain. Ce qui est très intéressant, et je l’avais vu dans le cadre de mes travaux en Ardèche, c’est le rôle de la cohésion sociale. Lorsqu’une personnalité locale tient un discours anti-vaccin, celui-ci se diffuse très rapidement.

La RDT – Outre ces disparités internes, des différences notables existent avec nos voisins européens où le refus vaccinal est un phénomène moins diffus. Comment expliquez-vous cela ?

L. G. – La France figure régulièrement dans le top 3 des pays les plus réticents vis-à-vis de la vaccination. Cela s’explique en raison de notre histoire, de notre méfiance à l’égard de l’État depuis la Révolution au moins. Nous entretenons une relation très paradoxale avec l’État : nous en attendons beaucoup, tout en critiquant son existence.

Je suis étonnée de voir que, pendant des mois, il a été expliqué qu’il fallait prendre notre temps sur la campagne vaccinale et que, celle-ci ayant débuté depuis quelques jours, les médias soulignent que nous sommes à la traîne. C’est très paradoxal. Je ne dis pas que la campagne de vaccination se déroule bien, mais que nous ne pouvons pas juger de l’efficacité de sa mise en place au bout d’une semaine.

Il faut aussi prendre en compte toutes les affaires sanitaires que nous avons connues, celle du Médiator notamment. Elles ont entaché la confiance des populations envers les autorités sanitaires et le ministère de la santé.

La RDT – L’Association des maires de France (AMF) a demandé à plusieurs reprises que les élus locaux soient associés à l’organisation de la campagne de vaccination. Est-ce pour vous une bonne chose de recourir aux territoires, afin de contourner cette défiance à l’égard du pouvoir central ?

L. G. – Je ne peux pas dire si c’est une bonne ou une mauvaise idée. Il va surtout falloir que les différentes initiatives ne se télescopent pas. Il importe de maintenir de la clarté pour la population, afin qu’elle ne soit pas confrontée à des injonctions contradictoires entre l’État et les collectivités locales. Il faut faire attention à ce que la campagne reste claire pour tout le monde, que les personnes sachent où se rendre. Qu’on ne leur dise pas, d’un côté, d’aller chez leur médecin généraliste et, de l’autre, dans un vaccinodrome géré par la ville. La clarté du parcours vaccinal pour la population est essentielle. Enfin, ces initiatives sont louables mais peuvent créer des disparités territoriales. Si tel ou tel territoire décide de s’impliquer mais pas la collectivité voisine, cela peut être contre-productif.

La RDT – Vous êtes chercheuse associée à l’IFG. En quoi, précisément, cette campagne de vaccination revêt un enjeu géopolitique ?

L. G. – Il y a des enjeux géopolitiques internes, car la confiance de la population est un déterminant crucial pour l’adhésion à la vaccination. Sans confiance, la campagne ne fonctionnera pas et le virus continuera de circuler. Cela a des implications sanitaires comme géopolitiques. Dans des territoires comme Marseille, où les discours vaccino-sceptiques prospèrent, peuvent apparaître de réelles disparités avec une proportion significative de personnes refusant le vaccin.

En termes de société, ce manque de confiance et cette défiance vis-à-vis des autorités peuvent créer des fractures. Aux États-Unis, la polarisation des opinions prend des dimensions très importantes et révèle les enjeux géopolitiques de la situation sanitaire. Ce sont aussi des affrontements entre élus, entre personnalités politiques, sur la place de l’État dans les décisions. On l’a vu en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, à Marseille, avec des personnalités qui s’insurgeaient contre la centralité de Paris sur les décisions. Cela génère des discours politiques dans lesquels les territoires prennent une part importante. Il s’agit bien, de ce fait, de tensions géopolitiques.

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